L’entretien est de loin la méthode la plus utilisée pour évaluer et sélectionner les candidats. Il prend généralement la forme d’une discussion libre entre le recruteur et le candidat. Sans trame préétablie, l’échange débute souvent par une invitation à se présenter, suivie de questions posées au fil de la conversation, en fonction du CV ou des réponses apportées. Le recruteur aborde des sujets variés (expériences passées, motivations, qualités, etc.) en s’appuyant sur son intuition et ses impressions du moment. L’entretien se conclut généralement par un temps d’échange et une présentation des prochaines étapes.
Cette manière de mener l’entretien – libre, spontanée, intuitive – est la plus traditionnelle. Pourtant, la recherche montre qu’il existe une autre manière, bien plus efficace, de conduire un entretien d’embauche.
Les limites de l’entretien traditionnel
L’entretien traditionnel présente trois limites fondamentales.
Limite 1 : Les questions posées n’évaluent pas nécessairement les caractéristiques pertinentes pour le poste.
Alors qu’il pense évaluer objectivement un candidat, un recruteur peut lui poser des questions sans lien réel avec les compétences et les qualités requises pour le poste. Prenons une anecdote révélatrice. Lors des auditions pour intégrer la Gendarmerie Nationale, un gradé siégeant au jury demande parfois aux candidats : « Connaissez-vous la date de naissance de Napoléon ? » Un candidat qui répond correctement marque des points… Mais en quoi connaître cette date informe sur la capacité à exercer les missions d’un gendarme ?
L’ancien DRH de Google Laszlo Bock écrit dans son livre Work Rules! [1] : « L’objectif est d’identifier la meilleure personne pour le poste, pas de se faire plaisir en posant des questions qui activent vos biais (du type : « Mon Dieu ! Moi aussi je pense à ça en voiture ! ») et qui n’ont aucun lien prouvé avec la capacité à bien faire le travail ».
Limite 2 : Les questions posées ne sont pas les mêmes pour tous les candidats.
Imaginez un examen dans lequel les élèves répondent à des questions différentes. Peut-on considérer une telle évaluation comme juste et fiable ? Evidemment non. C’est pourtant ce qui se passe dans un entretien traditionnel : les questions varient d’un candidat à l’autre, en fonction du fil de la conversation ou des impressions du recruteur. Résultat : les candidats ne sont pas évalués de la même manière, ce qui rend toute comparaison en principe non valable.
La standardisation est la clé de toute évaluation valide : les personnes doivent être évaluées selon une procédure identique, afin que les différences de résultats reflètent uniquement des différences dans les attributs évalués, et non dans la manière dont l’évaluation a été menée.
L’entretien traditionnel est plus standardisé quand le recruteur dispose d’une grille d’entretien, mais rien ne l’oblige à la suivre scrupuleusement.
Limite 3 : L’évaluation des candidats est subjective.
La plupart des recruteurs restent attachés à l’entretien traditionnel, qu’ils perçoivent comme une occasion privilégiée de « sentir » le candidat. Mais ils oublient qu’une évaluation subjective est inévitablement exposée à l’erreur humaine : les biais cognitifs, les stéréotypes, et le bruit.
A l’issue de l’entretien, le recruteur va retenir une impression générale du candidat, et celle-ci sera déterminante. D’ailleurs, les candidats ne se disent-ils pas avant un entretien qu’ils doivent faire « bonne impression » ? La question est de savoir dans quelle mesure cette impression est valide. Or les résultats de la recherche sont sans appel : la dernière synthèse de référence [2] montre que le jugement subjectif du recruteur à l’issue d’un entretien traditionnel corrèle seulement à 0.19 avec la performance professionnelle, soit bien moins que l’évaluation issue d’un entretien structuré (0.42).
L’entretien structuré
Le caractère libre, spontané et intuitif de l’entretien traditionnel le rend séduisant pour les recruteurs, mais peu fiable pour évaluer les candidats. Pour en améliorer la fiabilité, la solution consiste à limiter les degrés de liberté laissés au recruteur, autrement dit, à structurer l’entretien.
Campion et al. [3] ont identifié 15 principes pour structurer un entretien. Nous proposons de les répartir en deux catégories :
- Les principes essentiels, indispensables pour qu’un entretien soit véritablement structuré.
- Les principes secondaires, dont l’application est recommandée mais qui peuvent s’avérer plus ou moins difficiles à mettre en œuvre selon les contextes.
Principes essentiels
Ces principes sont au nombre de cinq.
1) Poser les mêmes questions à tous les candidats
Ce principe répond à la deuxième limite de l’entretien traditionnel. L’objectif est de comparer les candidats entre eux, et pour que cette comparaison soit valable, il faut que leur évaluation soit standardisée. Poser les mêmes questions aux candidats est un élément essentiel de cette standardisation.
2) Choisir les questions à partir d’une analyse du poste
Ce principe répond à la première limite de l’entretien traditionnel. Les questions posées par le recruteur ne doivent pas être improvisées au fil de la conversation, mais viser à évaluer les caractéristiques requises pour le poste à pourvoir. Ces qualités peuvent être regroupées selon le modèle KSAO : Knowledge (connaissances), Skills (compétences), Aptitudes (aptitudes), et Others (autres caractéristiques).
Plusieurs méthodes permettent d’identifier les KSAO d’un poste. L’une des plus connues est la méthode des incidents critiques [4]. Elle consiste à recueillir, auprès de managers ou de personnes expérimentées, des descriptions d’événements concrets dans lesquels une personne a adopté un comportement particulièrement efficace ou inefficace (ex : un conseiller clientèle gérant mal l’appel d’un client mécontent). Les questions d’entretien doivent alors cibler les KSAO impliqués dans ces situations (ex : écoute active, gestion des émotions, autonomie dans la résolution de problème).
3) Utiliser des types de questions spécifiques
Deux grands types de questions permettent d’évaluer efficacement les caractéristiques requises pour un poste.
- Les questions comportementales invitent le candidat à décrire un comportement passé dans une situation concrète. Par exemple : « Parlez-moi d’une fois où vous avez eu des difficultés à travailler avec quelqu’un (un collègue, un client, etc.) ».
- Les questions situationnelles placent le candidat dans un scénario hypothétique, et lui demandent ce qu’il ferait. Par exemple : « Vous avez un collègue qui ne suit pas les procédures de travail en vigueur. Il a plus d’expérience que vous et affirme qu’une nouvelle procédure est meilleure. Utiliseriez-vous cette nouvelle procédure ? ». Ces questions s’inspirent directement des situations recueillies via la méthode des incidents critiques.
Le choix entre ces deux types de questions dépend du profil des candidats. Pour des profils juniors, ayant peu d’expérience professionnelle, les questions situationnelles sont souvent plus adaptées.
4) Evaluer chaque réponse
Ce principe et le suivant répondent à la troisième limite de l’entretien traditionnel.
Dans un entretien structuré, chaque caractéristique à évaluer (ex : autonomie, gestion du stress, connaissance du poste) est généralement explorée à travers deux ou trois questions. Le recruteur dispose alors de deux manières pour attribuer un score :
- Evaluer directement la caractéristique sur une échelle (de 1 à 5 par exemple) à partir des réponses du candidat aux questions correspondantes.
- Evaluer chaque réponse individuellement, puis faire la moyenne des scores.
La seconde méthode est recommandée car elle limite l’effet de Halo.
5) Utiliser des échelles de cotation avec des ancres comportementales
Les évaluateurs n’interprètent pas tous les échelles de la même manière. Par exemple, un score de 3 peut signifier des choses différentes selon les personnes. Pour limiter cette subjectivité, il est recommandé d’utiliser des échelles avec des ancres comportementales, appelées Behaviorally Anchored Rating Scales (BARS).
Prenons l’exemple de la question situationnelle : « Vous travaillez avec un collègue sur un projet important. Vous constatez qu’il ne respecte pas les délais et cela met en péril l’avancement global du projet. Que faites-vous ? ».
Voici à quoi pourrait ressembler une échelle BARS en 5 points :
- 1 : Ignore le problème ou s’en plaint à d’autres sans chercher à le résoudre.
- 2 : Fait une remarque passive ou évite la confrontation sans aborder réellement le problème.
- 3 : Exprime son mécontentement au collègue de manière vague ou indirecte, sans réelle proposition.
- 4 : Aborde le sujet avec calme et professionnalisme, propose une solution pour améliorer la collaboration.
- 5 : Analyse la situation avec empathie, communique de manière assertive, propose un plan d’action et anticipe les résistances tout en assurant un bon climat de travail.
Au final, un entretien structuré permet d’attribuer un score à chaque caractéristique évaluée. Ces scores peuvent ensuite être agrégés pour former un score global.
Principes secondaires
Ces principes sont moins fondamentaux que les précédents, mais ils contribuent à renforcer la structuration de l’entretien d’embauche.
1) Limiter les relances et les questions de suivi
Lorsque le recruteur relance le candidat ou pose des questions non prévues, il réduit la standardisation de l’évaluation, et donc la comparabilité entre les candidats. Ceci dit, certaines relances neutres peuvent être utilisées, notamment celles incitant le candidat à préciser sa réponse.
2) Prévoir un entretien d’une durée suffisante et comportant un nombre adéquat de questions
Un entretien structuré efficace dure généralement entre 30 et 60 minutes et comprend entre 15 et 20 questions. Cette durée permet d’évaluer de manière approfondie les caractéristiques clés, tout en restant acceptable pour le candidat comme pour le recruteur.
3) Standardiser l’utilisation des informations complémentaires sur les candidats
Les informations telles que le CV, la lettre de motivation ou les références peuvent influencer l’évaluation des candidats. Or, leur impact devient problématique si ces éléments sont pris en compte de manière inégale d’un candidat à l’autre. Pour garantir la comparabilité des évaluations, il convient de standardiser leur utilisation : soit en les écartant systématiquement de l’évaluation, soit en les intégrant uniformément pour tous les candidats.
4) Ne pas autoriser le candidat à poser de questions avant la fin de l’entretien
Les candidats souhaitent naturellement poser des questions sur le poste ou l’entreprise. Mais si ces questions sont posées au fil de l’entretien, elles en modifient le contenu de manière imprévisible, ce qui nuit à la standardisation. Il est donc recommandé de réserver ce temps d’échange pour la fin de l’entretien.
5) Ne pas échanger avec les candidats entre les entretiens
Les échanges informels avec les candidats, avant ou après l’entretien, peuvent conduire à recueillir des informations supplémentaires pour certains candidats, ce qui compromet la standardisation du processus d’évaluation.
6) Prendre des notes détaillées pendant l’entretien
La prise de notes est essentielle pour pouvoir évaluer de manière rigoureuse les réponses des candidats après l’entretien. Elle permet de se baser sur des éléments concrets plutôt que sur des souvenirs ou impressions générales. Aujourd’hui, les outils de transcription automatique peuvent grandement faciliter cette tâche et garantir une trace fidèle des échanges.
7) Recourir à plusieurs recruteurs
Pour un même poste, des recruteurs différents vont souvent poser aux candidats des questions différentes et évaluer leurs réponses de manières différentes. Cette variabilité, appelée bruit [5], nuit à la fiabilité de l’évaluation. Pour la réduire, il est recommandé d’impliquer plusieurs recruteurs et de moyenner leurs évaluations.
Ces recruteurs peuvent intervenir en panel (entretien collectif) ou conduire leurs entretiens séparément. Cette seconde option est à privilégier, car elle garantit l’indépendance des évaluations.
8) Utiliser les mêmes recruteurs pour évaluer tous les candidats
La standardisation de l’entretien consiste évaluer tous les candidats de la même manière : avec les mêmes questions, et avec les mêmes recruteurs. Si les candidats passent l’entretien avec des recruteurs différents, leurs évaluations sont moins comparables, quand bien même les questions posées sont les mêmes.
9) Former les recruteurs à ce type d’entretien
Contrairement à l’entretien traditionnel, l’entretien structuré repose sur des principes méthodologiques rigoureux. Pour garantir son efficacité, il est essentiel que les recruteurs soient formés à sa conception (analyse du poste, élaboration des questions, construction des échelles de cotation) et à sa mise en œuvre (conduite standardisée, évaluation des réponses).
10) Utiliser une règle objective pour combiner les informations
Les informations recueillies sur les candidats peuvent être analysées de façon subjective par le recruteur (le cas le plus fréquent) ou de façon objective par l’application d’une règle explicite. La recherche sur la prise de décision montre que la deuxième option est plus fiable [6, 7].
Ainsi, il est recommandé d’appliquer une règle objective pour combiner :
- les scores aux différentes caractéristiques évaluées dans l’entretien structuré ;
- les évaluations de différents recruteurs ;
- les scores à l’entretien structuré avec ceux à d’autres outils d’évaluation (tests, mises en situation, etc.). Cette pratique correspond au 2e principe du recrutement actuariel.
Conclusion
La recherche en psychologie du travail et des organisations montre que l’entretien structuré est bien plus valide que l’entretien traditionnel. En standardisant le processus d’évaluation, il réduit la subjectivité du recruteur, et limite notamment l’influence des biais cognitifs et des stéréotypes.
L’entretien structuré demande cependant un travail de préparation plus important : identifier les caractéristiques clés à évaluer, élaborer les questions appropriées, et définir des échelles de cotation. Comme le souligne Laszlo Bock, ancien DRH de Google : « c’est beaucoup de travail, mais l’alternative consiste à faire perdre du temps à tout le monde avec un entretien classique, souvent très subjectif, discriminant, ou les deux à la fois ».
L’entretien vidéo différé (asynchronous video interviews ou AVI), qui suscite un intérêt croissant depuis quelques années [8], peut être considéré comme une forme automatisée de l’entretien structuré. Contrairement à l’entretien en présentiel, généralement réservé à la phase finale du processus de sélection, les AVI sont souvent utilisés en amont, comme outil de pré-sélection. Cependant, leurs spécificités (nombre très limité de questions, scoring automatisé des réponses) les distinguent sensiblement des entretiens en face à face. Leur validité doit donc être évaluée spécifiquement [9].
En définitive, la sous-utilisation de l’entretien structuré illustre le décalage entre la recherche scientifique et les pratiques en matière de recrutement. Dans une démarche de recrutement fondé sur des preuves, il est essentiel de faire connaître et de former les recruteurs à ce type d’entretien.
Note 1 : Je remercie Tania Ocana, formatrice à l’Ecole du Recrutement, pour ses informations précieuses sur la pratique de l’entretien structuré.
Note 2 : Les lecteurs souhaitant en savoir plus sur l’entretien structuré pourront consulter l’ouvrage de Pettersen et Durivage [10] et celui de Roulin et al. [11].
Références
[1] Bock, L. (2015). Work rules!: Insights from inside Google that will transform how you live and lead. New York, NY: Twelve.
[2] Sackett, P. R., Zhang, C., Berry, C. M., & Lievens, F. (2022). Revisiting meta-analytic estimates of validity in personnel selection: Addressing systematic overcorrection for restriction of range. Journal of Applied Psychology, 107(11), 2040–2068.
[3] Campion, M. A., Palmer, D. K., & Campion, J. E. (1997). A review of structure in the selection interview. Personnel Psychology, 50(3), 655–702.
[4] Flanagan, J. C. (1954). The critical incident technique. Psychological Bulletin, 51(4), 327–358.
[5] Kahneman, D., Sibony, O., & Sunstein, C. R. (2021). Noise: A flaw in human judgment. New York, NY: Little, Brown Spark.
[6] Meehl, P.E. (1954). Clinical versus statistical prediction: A theoretical analysis and a review of the evidence. Minneapolis: University of Minnesota.
[7] Dawes, R. M., Faust, D., & Meehl, P. E. (1989). Clinical versus actuarial judgment. Science, 243(4899), 1668–1674.
[8] Hickman, L., Bosch, N., Ng, V., Saef, R., Tay, L., & Woo, S. E. (2022). Automated video interview personality assessments: Reliability, validity, and generalizability investigations. The Journal of applied psychology, 107(8), 1323–1351.
[9] Liff, J., Mondragon, N., Gardner, C., Hartwell, C. J., & Bradshaw, A. (2024). Psychometric properties of automated video interview competency assessments. The Journal of applied psychology, 109(6), 921–948.
[10] Pettersen, N., & Durivage, A. (2006). L’entrevue structurée. Pour améliorer la sélection du personnel. Québec : Presses de l’Université du Québec.
[11] Roulin, N., Bangerter, A., & Wüthrich, U. (2012). Réussir l’entretien d’embauche comportemental : La méthode pour identifier et sélectionner les futurs employés performants. De Boeck.