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Moneyball ou la révolution des analytics

A l’origine, Moneyball illustre la révolution des analytics dans le baseball. Cette révolution s’est étendue au sport en général puis dans le monde de l’entreprise tout entier. Moneyball a instauré une culture de la donnée dans le management et le processus de prise de décision dans les entreprises.

Moneyball ou la révolution des analytics

Note : Ce texte est un extrait de mon livre « L’erreur est humaine. Aux frontières de la rationalité » publié en 2018 à CNRS Editions, et réédité en format poche en 2021.

L’art de gagner avec les statistiques

Le symbole de la supériorité des formules sur le jugement humain, mise en évidence par Paul Meehl dès 1954 dans son ouvrage Clinical Versus Statistical Prediction, est une histoire connue sous le nom de Moneyball.

Dans Moneyball : The Art of Winning an Unfair Game publié en 2003 (et adapté au cinéma en 2011), Michael Lewis explique comment, au début des années 2000, un club de la Ligue majeure de baseball américaine, les Oakland Athletics, a pu figurer parmi les meilleurs clubs malgré l’un des budgets les plus faibles de la ligue. Autrement dit, l’efficience financière de ce club était remarquable.

Au début des années 2000, la dépense salariale minimale pour un club de la Ligue majeure était de 7 millions de dollars. On estime qu’un club qui s’en tiendrait à cette dépense salariale minimale remporterait 49 matchs sur les 162 que comporte une saison. L’efficience financière est définie comme le coût de chaque victoire au-delà de ce seuil de 49, ou en termes économiques, le coût d’une victoire marginale. A l’époque, les Oakland Athletics dépensaient 500 000 dollars par victoire marginale alors que les clubs les moins efficients comme les New York Yankees dépensaient 3 millions de dollars par victoire marginale.

La remarquable efficience financière des Oakland Athletics provenait du fait que le manager général du club, Billy Beane, parvenait à recruter des joueurs sous-évalués en se fiant à une évaluation statistique des joueurs plutôt qu’aux jugements d’experts recruteurs (les scouts). L’importance accordée par Beane aux statistiques a pour origine les travaux de Bill James, un écrivain et historien du baseball.

A partir de 1977, James avait publié ses Baseball Abstracts dans lesquels il livrait des analyses statistiques du jeu. Il utilisait notamment les données statistiques de la Society for American Baseball Research (SABR), société créée en 1971 et qui prend le baseball comme objet d’étude. James a contribué à fonder la sabermétrie qu’il définit comme « la recherche de la connaissance objective sur le baseball ».

Extrait de Moneyball (2011), réalisé par Bennett Miller. Lors de la saison 2002, le manager général des Oakland Athletics, Billy Beane (interprété par Brad Pitt), met en place une stratégie innovante de recrutement des joueurs fondée sur les statistiques plutôt que sur les avis des recruteurs traditionnels (les scouts).

Dans le management d’un club de sport professionnel, le principal levier pour créer de la valeur est le recrutement et la revente des joueurs. Typiquement, un club va chercher à acheter à bas prix des jeunes joueurs prometteurs pour les revendre à prix d’or quelques années plus tard (Arsène Wenger était par exemple connu pour appliquer cette stratégie dans son club d’Arsenal).

C’est sur le terrain du recrutement que Beane a concentré sa méthode. Au moment où l’histoire Moneyball se déroule, l’évaluation des joueurs de baseball relève de l’expertise des professionnels de la discipline, les scouts. Leur connaissance du sport et leur expérience leur permettent de juger la valeur d’un joueur. Ce sont eux qui sillonnent le pays et le monde à la recherche de nouveaux talents. Ils sont un pilier central de la culture du baseball, personne n’envisagerait de remettre en cause leur expertise.

Son histoire personnelle incita Beane à se méfier du jugement des scouts. Lui-même avait été joueur et à la sortie du lycée, les scouts lui prédisaient une formidable carrière dans la ligue professionnelle. Leurs jugements se fondaient essentiellement sur son allure physique, celle du parfait joueur de baseball. Mais lorsqu’il passa professionnel, Beane se révéla être un joueur médiocre. Les scouts s’étaient trompés dans leur jugement. Beane se mit donc à penser que l’analyse statistique (objective) d’un joueur fournit une évaluation de sa valeur réelle bien meilleure que les jugements des scouts.

Grâce à cette méthode d’évaluation, Beane identifia et acheta des joueurs sous-évalués, c’est-à-dire des joueurs dont la valeur réelle était au-dessus de leur valeur sur le marché. C’est ce qui lui permit de constituer l’une des meilleures équipes de la ligue en dépit d’un faible budget. En termes économiques, Beane identifia une inefficience dans le marché des joueurs et sa méthode lui procura un avantage significatif sur les autres équipes.

La révolution Moneyball

Moneyball peut paraître anecdotique mais ce phénomène a généré une révolution. Cette révolution s’est étendue au sport en général puis dans le monde de l’entreprise tout entier. Moneyball a instauré une culture de la donnée dans le management et le processus de prise de décision dans les entreprises. Cette culture consiste à ne pas fonder le management et les décisions uniquement sur le jugement subjectif et intuitif des dirigeants mais également sur une analyse objective et rationnelle fondée sur des données.

Le recrutement est la composante de la gestion des ressources humaines où la méthode Moneyball est très directement transposable. L’idée est de ne pas recruter uniquement sur la base de jugements formés au cours d’un entretien d’embauche et susceptibles d’être biaisés, mais également sur des données objectives. Comme les scouts dans le baseball, les recruteurs ont tendance à accorder trop de poids à des caractéristiques non pertinentes telles que l’apparence physique.

En montrant à grande échelle que les données et les statistiques sont un moyen efficace de pallier la faillibilité du jugement humain, Moneyball a donné vie aux travaux pionniers de Paul Meehl dans les années 1950. Qui aurait prédit qu’un livre sur l’utilisation des statistiques dans le baseball aurait autant d’influence ?

La Moneyball Family

L’histoire de Moneyball ne se résume pas à Billy Beane. Elle implique plusieurs figures clés qui ont contribué, chacune à leur manière, à cette révolution dans le management. Ensemble, elles forment ce que j’appelle la Moneyball family.

1 : Billy Beane, manager général des Oakland Athletics, un club de la Ligue majeure de baseball américaine, avait mis en place une stratégie de recrutement innovante fondée sur une évaluation statistique des joueurs plutôt que sur les avis des experts (les scouts). Il s’était appuyé sur les travaux de Bill James, pionnier de la sabermétrie, une discipline qui analyse le baseball de façon empirique.

2 : Le succès de la stratégie de Billy Beane est une illustration de la supériorité des modèles statistiques sur le jugement humain, un phénomène décrit dès 1954 par Paul Meehl dans son ouvrage Clinical Versus Statistical Prediction.

3 : La stratégie innovante de Billy Beane est l’objet du livre Moneyball de Michael Lewis, publié en 2003. Ce livre est devenu un best-seller et a été adapté au cinéma en 2011, avec Brad Pitt dans le rôle de Billy Beane. Michael Lewis a publié d’autres best-sellers, dont The Big Short paru en 2010 et également adapté au cinéma en 2015.

4 : A sa sortie, Moneyball a été reviewé par Richard Thaler et Cass Sunstein dans un article paru dans The New Republic. Ils y font le lien – que Michael Lewis ignorait – entre Moneyball et la littérature scientifique sur la prise de décision, en particulier les biais cognitifs. Thaler et Sunstein sont les auteurs de Nudge, paru en 2008 et devenu un best-seller.

5 : Suite à la review de son livre par Thaler et Sunstein, Michael Lewis s’est intéressé à Daniel Kahneman et son collègue historique Amos Tversky, dont les travaux sur les biais cognitifs ont eu une portée considérable. L’histoire de cette collaboration est l’objet de son livre The Undoing Project: A Friendship That Changed Our Minds paru en 2016.

6 : Connaissant mieux que quiconque la faillibilité du jugement humain, Kahneman était un fervent défenseur de la décision statistique ou « actuarielle ». Dans son best-seller Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, il écrit que « Chaque fois qu’il est possible de remplacer le jugement humain par une formule, nous devrions au moins l’envisager ». Kahneman d'ailleurs hommage à Paul Meehl, qu’il considérait comme l’un de ses « héros ».

7 : Richard Thaler, professeur d’économie à l’université de Chicago, est considéré comme le pionnier de l’économie comportementale. Contrairement à l’économie néo-classique, cette discipline remet en question l’idée selon laquelle les individus seraient parfaitement rationnels – le fameux Homo œconomicus. Inspiré par les travaux de Kahneman et Tversky, Thaler a montré que les décisions économiques sont parfois irrationnelles à cause des biais cognitifs. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 2017.